Article publié depuis Overblog

Publié le 25 Septembre 2015

Matthieu Ricard, altruiste intégral Le Monde Festival

LE MONDE | 09.09.2015 à 10h53 • Mis à jour le 25.09.2015 à 11h41 | Par Catherine Vincent

En s’opposant à l’introduction d’un menu végétarien dans les écoles publiques, Gilles Platret, maire (Les Républicains) de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), ne s’attendait pas à trouver sur sa route un adversaire de cette stature. Quelle idée, aussi, d’avancer de tels arguments ! De déclarer que le régime végétarien « n’apporte pas toutes les ressources nutritionnelles suffisantes pour l’enfant, en particulier le fer, dont la carence est source de fatigue pour l’écolier » !

Un bel exemple de ce que Matthieu Ricard, reprenant le titre d’un des ouvrages de son philosophe de père, Jean-François Revel, appelle la « connaissance inutile » : celle qui existe et dont on ne sert pas.

« Le mythe des protéines incomplètes, perpétué notamment par l industriede la viande, repose sur des recherches anciennes et désuètes », réplique-t-il dans une tribune publiée dans Le Monde le 2 septembre. Derrière son air affable, sa tunique safranet sa robe rouge, l’homme est un pugnace : le lendemain, on pouvait l’entendre débattreavec Gilles Platret sur les ondes de RMC. Sur la supériorité des protéines animales, le maire de Chalon s’est fait plus discret, préférant évoquerune mesure « anti-laïque » et l’organisation des cantines.

C’est que le moine bouddhiste le plus célèbre en Occident, l’interprète en français du dalaï-lama, toujours en première ligne dans le combat des Tibétains contre la répression chinoise, fut aussi biologiste, spécialiste de génétique cellulaire à l’Institut Pasteur. Faire parler les données scientifiques, il sait ffaire Enchainer les causes et les conséquences aussi. C’est là toute la force de son dernier ouvrage, Plaidoyer pour les animaux. Vers une bienveillance pour tous (Allary Editions), publié en octobre 2014. Vendu, à ce jour, à 50 000 exemplaires.

Une logique tranquille

Discuter avec Matthieu Ricard est une expérience singulière. Lui qui fêtera l’année prochaine ses 70 ans écoute vos questions avec courtoisie, sans vous interrompre Et lorsqu’il parle, ce n’est pas du tout comme un livre : le propos est spontané, jovial même, entrecoupé de rires et d’exclamations. D’emblée, on le trouve sympathique. Mais tout de même un peu naïf, un peu fleur bleue dans son appel constant à la compassion.

Et puis, face à la logique tranquille de son argumentation, voilà qu’on perd pied. Qu’on se surprend à y croire Les hommes tuent chaque année des milliers de milliards d’animaux pour leur consommation mais nous sommes de plus en plus nombreux et il faut bien que nous mangions ? Il s’agit là, affirme-t-il, d’un « massacre inégalé dans l’histoirede l’humanité » qui pose un « défi éthique majeur » et nuit aussi à notre propre espèce. Nous avons toujours exploité les animaux, pourquoi devrions-nous arrêter ?

Cet « alibi historique », fondé sur notre passé carnivore et chasseur, n’a pas de sens : « L’homme était parfois cannibale, et nous n’en déduisons pas qu’il est acceptable d’être cannibale aujourd’hui. » Il suffirait de changerles méthodes cruelles de l’élevage industriel et des abattoirs pour que tout s’arrange ? « Une échappatoire pour se donner meilleur conscience tout en poursuivant le massacre des animaux ». Il n’en démord pas : « Ce qu’il faut, c’est y mettre fin. »

« Une question de cohérence »

Mais au fait, d’où vient cet engagement soudain pour la gent animale ? Pourquoi ce nouveau combat, pour celui qui mène de front tant d’autres actions – sauvegarde de la culture tibétaine, aide aux populations, colloques et conférences, mise en œuvre d’un centrede recherche sur les effets de la méditation sur le cerveau, sans parler des longs moments passés dans son monastère bouddhiste de Shechen, au Népal, pour pratiquer la méditation dans la solitude ?

Il rit encore. « Ce qui m’a le plus surpris depuis la sortie de mon livre, c’est que je suis désormais classé comme défenseur des animaux, comme si c’était une spécialité. C’est juste une question de cohérence ! » Humanité d’un côté, animaux de l’autre : pour celui qui a fait de l’altruisme son maître mot (son dernier livre, publié en avril chez Allary Editions en collaboration avec la chercheuse en neurosciences Tania Singer a pour titre Vers une société altruiste), ce n’est pas en ces termes que la question se pose.

« Dans l’expérience de la souffrance, nous ne ­sommes pas si différents des bêtes »

« L’altruisme n’a pas de barrière, et l’idée qu’il serait spécial d’avoir de la compassion pour les animaux est révélatrice d’une société qui a depuis longtemps fort peu de considération pour eux, remarque-t-il. Entre une chèvre et un homme, il y a des différences colossales lorsqu’il s’agit de nommer un professeur d’université. Mais lorsqu’il s’agit de recevoirun coup de couteau dans le ventre, ­basiquement, c’est la même chose. » Dans l’expérience de la souffrance, affirme-t-il, nous ne ­sommes pas si différents des bêtes. Comment, dès lors, justifier moralement les douleurs incommensurables que nous leur faisons subir ?

Le déclic

Longtemps, pourtant, Matthieu Ricard n’a guère pris position pour la cause animale. Du moins publiquement. Mais le réveil de sa conscience, lui, remonte à loin. « Petit, j’ai vécu plusieurs années avec l’une de mes grands-mères, raconte-t-il. Comme toutes les bonnes grands-mères de Bretagne, elle m’emmenait à la pêche. J’étais un peu gêné par les petits poissons qui étouffaient sur le quai, mais je regardais ailleurs. Jusqu’au jour où une amie, je devais avoir 13 ou 14 ans, s’est étonnée : “Comment ? Tu pêches ! Le ton de sa voix a provoqué un déclic. Comme un mur qui s’écroule, derrière lequel on commence à voir les choses telles qu’elles sont. D’un seul coup, j’ai eu honte de ne pas m’être imaginé à la place du poisson. De ne pas m’être demandé ce que cela me ferait d’être brusquement tiré dans l’eau, comme lui dans l’air. »

L’adolescent cesse de pêcher, mais n’en continue pas moins à manger de la viande et du poisson jusqu’en 1967. Cette année-là, le jeune étudiant en sciences, élevé dans une éducation laïque par un père philosophe et une mère artiste peintre, doué et curieux de tout, sportif, amateur de Bach, passionné d’astrologie, d’échecs et de photo, effectue son premier voyage en Inde

Il y fait la rencontre de sa vie : Kangyour Rinpoché, un lama tibétain qui deviendra son premier maître spirituel. « Selon le bouddhisme, tous les êtres sans distinction ont au fond d’eux-mêmes la nature de Bouddha, et tous ont le droit fondamental d’exister et de ne pas ­souffrir », rappelle-t-il. Dès lors, devenir végétarien, « le seul moyen d’éviter de vivre de la souffrance et de la mort des autres », était une évidence.

L’autre prise de conscience, celle de la souffrance « immense » des animaux issus de l’élevage industriel, sera beaucoup plus tardive. « Pendant quarante ans, je n’ai quasiment pas vécu en Occident. Je n’avais pas pris la mesure de la situation, d’autant moins que tout concourt à ce qu’elle soit soigneusement cachée. Je suis passé récemment à côté d’un abattoir dans la région de Périgueux : de l’extérieur, cela ressemble à un supermarché Leclerc ! »

Le sophisme de l’indécence

Il y a quelques années, il visionne le documentaire Earthlings (« Terriens », de Shaun Monson, 2005) : « Le plaidoyer le plus complet, le plus solide que je connaisse sur la maltraitance des animaux, en accès libre sur Internet. » Il rencontre des experts, accumule les données… Sa conviction est vite faite. « Si l’on veut continuer à consommer de la viande dans ces conditions tout en refusant de faire souffrir les autres, cela devient vraiment difficile de se réconcilier avec soi-même ! »

Et qu’on ne vienne pas lui dire qu’il n’est guère moral de défendre les bêtes quand il y a tant de souffrances humaines dans le monde ! La remarque, « presque comique et complètement absurde », lui a souvent été faite depuis la publication de son Plaidoyer pour les animaux. Il lui a même donné un nom : le sophisme de l’indécence.

« En quoi tuer des milliards d’animaux aide-t-il les droits de l’homme en Chine ? En quoi décider que je ne vais plus manger de viande nuit-il aux Syriens ? L’altruisme n’est pas une quantité limitée, c’est une attitude. En aimant aussi les animaux, on aime mieux les hommes. Et ceux qui usent de cet argument sont en général ceux qui auront le moins tendance à l’altruisme à l’égard de leurs prochains ! »

Adressé à Matthieu Ricard, le reproche est particulièrement malvenu : ses droits d’auteur sont intégralement reversés à l’organisation humanitaire qu’il a fondée en 2000, Karuna-Shechen, dont les écoles, cliniques et dispensaires améliorent la vie de dizaines de milliers de personnes en Inde, au Tibet et au Népal.

Matthieu Ricard sera l’invité du Monde Festival dimanche 27 septembre à l’Opéra Bastille, amphithéâtre, de 15 h 30 à 16 h 30, dans le cadre de la rencontre « Conversation avec Matthieu Ricard », animée par Catherine Vincent.

Rédigé par claude maubert

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article